La bataille du Vieil Armand

En de début de 1915, certaines opérations militaires peuvent être qualifiées de "stratégiques": les batailles de la Marne et de Tannenberg en sont de bons exemples. Cependant, certaines autres peuvent être considérées comme "symboliques": la bataille du Vieil Armand dans les Vosges entre dans cette catégorie. Un événement qui a amené certains gestes héroïques certes, mais qui demeura sans conséquence sur les événements majeurs de cette année-là. Avant la guerre, l'État-major français avait fortifié la frontière du pays entre Verdun et Belfort en établissant plusieurs points fortifiés sur les crêtes des Vosges. Dans un premier temps, il s'agissait d'établir une ligne défensive qui permettrait à Joffre de lancer une attaque vers Sarrebruck et Mulhouse à partir de Belfort. La 1ère Armée française du général Dubail attaque en direction des villages de Cernay et Asbach. La couverture de cette attaque exigeait de couvrir les crêtes vosgiennes. Les Français échouent à prendre Mulhouse dès Août 1914. Le front alsacien se stabilise. Après la victoire de la Marne en Septembre, Joffre voit l'établissement d'une ligne de front continue des montagnes suisses aux Ardennes. Il doit composer avec cette réalité, y compris dans les Vosges. Cela n'empêcha pas les Français de s'emparer du village d'Asbach après de violents combats de rue, mais les Allemands gardent Cernay. Un petit groupe de chasseurs alpins est envoyé en reconnaissance sur une haute colline appelée "Hartmannwillenskopft" – surnommée ultérieurement "colline du Vieil Armand". Haute de 924 mètres, cette colline permet d'observer la plaine d'Alsace. Elle a deux arêtes nommées "cuisse gauche" et "cuisse droite" (image ci-bas à droite). En regardant vers l'Est, c'est la plaine alsacienne; vers le nord-Ouest, les autres crêtes voisines. Pour les deux belligérants, la colline du Vieil Armand sera considérée comme un objectif important pour son potentiel d'observation. Les combats pour se la disputer vont durer obstinément jusqu'à la fin de la guerre.

________________

Prologue

Le Vieil Armand n'avait pas vraiment une importance stratégique. Mais, son contrôle par l'un des deux belligérants lui permettait de mener des opérations de nuisance chez l'adversaire. Cette colline ne sera qu'un observatoire utile, sans plus. Le 30 Décembre 1914, les patrouilles allemandes et françaises échangent des tirs. Entre le 4 et 9 Janvier 1915, les Allemands essaient de bousculer les Français, sans succès. Ils récidivent quelques jours plus tard en étant appuyés par quelques obusiers. Pour leur grand malheur, les artilleurs allemands n'arrivent pas à cibler correctement leurs tirs sur les flancs boisés et causent des pertes chez leurs propres fantassins: une trentaine d'hommes sont tués et l'assaut a été repoussé. Les Français s'aperçoivent qu'ils ont été flanqués depuis les collines voisines et se font déloger par des tirs de mortier. Il leur est très difficile de tenir le terrain longtemps avec l'hiver qui s'installe et le manque de ravitaillement. Les hommes des chasseurs alpins n'ont que peu de nourriture et pas de moyens de communiquer entre eux – sauf le clairon, ce qui n'est pas extra... Des renforts sont dépêchés mais ils sont eux-aussi gênés par les éléments et ne parviennent pas à progresser. Les Allemands prennent la colline le 22 Janvier: 132 Français sont faits prisonniers.

_

Combats à Asbach – La colline du Vieil Armand

Une poignée de Français se replie sur un promontoire appelé Silberloch pour y établir une position défensive faisant face à la colline perdue. Ces chasseurs alpins consolident leur position avec les moyens du bord, mais ils manquent de tout. La chaussure adéquate fait défaut, si bien que plusieurs soldats souffrent du "pied de tranchée". Des peaux de mouton sont utilisées pour garder la chaleur et les conditions sanitaires sont déplorables. Peu à peu, ils sont appuyés par des renforts amenant une vingtaine de pièces d'artillerie de 220mm pour pilonner la colline du Vieil Armand. Les Français doivent attendre d'être ravitaillés adéquatement avant d'attaquer. Les Allemands, eux, reçoivent leur ravitaillement et s'établissent durablement comme des troglodytes en consolidant leurs tranchées et en aménageant des bunkers en ciment grâce à un petit funiculaire qui achemine les matériaux, les foreuses, le ciment, les vivres et munitions depuis un camp de base situé 2km en-bas. Des lignes téléphoniques sont déroulées. Une accalmie durant l'été 1915 permet aux belligérants de fortifier leurs positions. Près de 6000 abris en tout genre sont aménagés, de même que 90 km de tranchées. Pour les Français, il leur était difficile d'acheminer des sacs de béton à flanc de colline pour construire des abris. Les sacs étaient acheminés par des mules. Qualitativement, le ciment était moins bon que celui des Allemands. Pour reprendre cette colline, les Français devront progresser sur ses flancs enneigés face à des Allemands abrités dans des réduits bétonnés creusés à même le granit de la montagne par des mineurs de la Ruhr. Les Allemands bénéficient d'une très bonne visibilité. Au pied de la colline et des crêtes avoisinantes se trouvent 8 camps français construits à la hâte, avec bouffe, journaux et gnôle. La bataille pour le Vieil Armand sera un microcosme de Verdun: des adversaires terrés dans leurs positions qui s'observent et se jaugent, tout en développant une logistique et de communication qui va drainer davantage de ressources humaines et matérielles et occasionner un grand nombre de victimes par l'usure. Durant le va-et-vient des combats, des positions fortifiées vont changer de main et seront réaménagées.

Les attaques françaises

Primo, les Français lancent leur première grande attaque le 27 Février 1915. L'artillerie arrose la colline désormais transformée en gruyère déboisé. Les assauts français sont repoussés. Le 5 Mars, après de nouveaux tirs de préparation d’artillerie sur le secteur tenu par la 3e compagnie du 161e Régiment d'infanterie, les soldats français du 13e BCA conquièrent la position allemande et fauchent ses occupants. Des contre-attaques menées par d’autres compagnies allemandes du 161e Régiment échouent: 200 tués, blessés et disparus sont comptabilisés dans le camp allemand. La colline convoitée devient un match d'usure pour les belligérants. En effet, dès le 26 Mars, après une nouvelle préparation d’artillerie d’une durée de trois heures et demie, le 152e Régiment d'infanterie, renforcé par des éléments de 6 autres régiments, attaque en direction du sommet et anéantit les Allemands du 25e Régiment. Les Français prennent également un rocher fortifié appelé "Panorama" et progressent vers le nord jusqu’au jusqu’au dernier virage de la route d’acheminement du petit funiculaire allemand (Serpentinenstrasse). Les positions du rocher fortifié Rehfelsen supérieur et moyen, sont repris par les Français.

__

Boyau et abris bétonnés allemands – Chasseurs alpins – Rocher fortifié Rehfelsen

Secundo, ces succès remportés par les Français ce jour-là leur permet à présent de surveiller la plaine à l’est du Vieil Armand jusqu’à la zone située autour de Cernay et de prendre sous le feu de leur artillerie les infrastructures stratégiques essentielles pour les Allemands que sont la ligne de chemin de fer Mulhouse-Colmar et les routes qui mènent au champ de bataille. Il est donc d’importance primordiale pour les Allemands de regagner les territoires perdus mais, dans un premier temps, ils se concentrent sur la mission de stopper la progression française car, si ces derniers parviennent à occuper la totalité de la montagne, une reconquête deviendra impossible. Pour arriver à leurs fins, les Allemands doivent d’abord remplacer le restant de leurs troupes complètement épuisées par des unités fraîches. Lors des assauts, les belligérants se déploient en petits groupes, ce qui les exposent à des tirs nourris de la part des mitrailleurs et artilleurs. Comme ailleurs sur les autres fronts, ils ont du mal à bien utiliser le terrain lorsqu'ils se lancent à l'attaque. Le 23 Mars, les Français attaquent à 9 reprises d'autres positions allemandes sur la colline, mais ils seront repoussés. Un officier français consignera ses impressions: On perd 50 hommes en attaquant une position; on en perd 50 autres pour la garder; on en perd 50 autres en se repliant pour en perdre 50 autres en contre-attaquant...

Les attaques allemandes

De leur côté, les Allemands reçoivent des renforts qui arrivent des Flandres et de Champagne. Les jours suivants, de violents combats très coûteux en vies humaines éclatent régulièrement en divers secteurs de la colline tandis que les Allemands préparent leur contre-offensive pour la reconquête du rocher Panorama et du sommet. Le 19 Avril, les Allemands se lancent dans un assaut en pente exposée dénudée d'arbres mais ils sont repoussés. Une semaine plus tard, ils réattaquent avec plus de vigueur et parviennent à encercler la moitié du 152e Régiment d'infanterie français qui est fait prisonnier. Bien que les Allemands aient déjà dépassé le sommet à divers endroits, ils se retirent derrière lui car le sommet est à présent devenu intenable pour les deux camps à cause de la présence massive de l’artillerie. De ce fait, la zone du sommet devient un no man’s land et le restera jusqu’à la fin du mois de Décembre. Français et Allemands s’enterrent à nouveau, consolident leurs positions respectives et tentent, avec des attaques-éclair d’artillerie et d’infanterie de rendre la vie de l’ennemi aussi dure que possible durant tout l’été. Pendant ce temps, des batailles plus violentes ont lieu plus au nord, près de Metzeral et au col du Linge, où les Français essaient, également en vain, de percer les lignes allemandes en direction de Colmar.

__

L'attaque allemande du 25 Avril – Encerclés et prisonniers – Soldats allemands sur un flanc dévasté

En Septembre, les Allemands utilisent des lance-flammes pour la première fois dans ce secteur. Les Français disposent de l'encombrant mais puissant mortier Filloux de 320mm. Le 16, les Allemands du 334e Régiment d'infanterie prennent position de la colline du Vieil Armand, après un bombardement et des jets de lance-flammes, un bataillon de Garde-Schutzen, le 8e bataillon de chasseurs allemand et le 56e régiment de Landwehr lancent une attaque et atteignent le sommet.

Frénésie meurtrière

Le 21 Décembre 1915, 300 canons français envoient un déluge de feu de tous calibres pendant plus de cinq heures sur les positions allemandes qui subissent d’énormes pertes. Du côté allemand, ce sont à ce moment-là des éléments éparses qui occupent les premières lignes. Lorsque les 27e et 28e BCA attaquent le Hirtzenstein , les Français ne rencontrent quasiment plus de résistance. Au Rehfelsen inférieur, les Français échouent une nouvelle fois dans leur tentative de reconquête. Par contre, le 152e réussit à prendre les fortins Rohrburg et Grossherzog, tous deux situés entre le sommet et le rocher Panorama, avant de foncer sans rencontrer beaucoup de résistance jusqu’à l’avant-dernier virage de la route d’acheminement allemande. Sur le flanc gauche, d’autres unités du 152e RI et du 5e BCP parviennent également à pénétrer profondément les lignes allemandes. Les Allemands s’attendaient depuis un certain temps déjà à une offensive générale française mais ils sont tout de même terrassés et complètement pris au dépourvu par la violence de celle-ci. Les défenseurs jettent tous les hommes disponibles dans la bataille et parviennent à stopper les Français à seulement 150 m de leur poste de commandement. Les Français ne se rendent pas compte qu’ils sont si près de percer les lignes allemandes et de pouvoir foncer vers la plaine. Les pertes importantes qu’ils ont subies, la tombée de la nuit, le manque de communication entre les différentes unités et l’incertitude sur la situation générale qui en résulte permettent aux Allemands d’éviter de justesse une défaite totale. Les Allemands ont 800 tués et 1 400 soldats sont faits prisonniers. Des renforts allemands sont envoyés en urgence depuis Mulhouse pour compenser les pertes et déployées aux côtés des éléments malmenés par les combats sur flanc de colline. Les Français, bien qu'épuisés, croient enfin avoir gagné la partie.

__

Petit funiculaire allemand – Un camp français – Une mêlée sanglante hivernale

Mais dès le lendemain, les Allemands contre-attaquent et parviennent à reprendre presque toutes les positions du Hirtzenstein perdues la veille. Ce sont à présent les Français qui sont surpris par la rapidité de la réaction allemande. Le 152e RI est encerclé au sommet de la montagne par le 8e Bataillon de Chasseurs et presque entièrement anéanti. Le 22 Décembre, environ 600 Français sont tués et 1500 sont faits prisonniers. Les Allemands reprennent leurs positions perdues sur un sol jonché de cadavres. Ils relèvent certains réduits tenus par des soldats isolés privés de ravitaillement. Sans donner dans le romantisme, il est remarquable de constater le courage acharné et la résilience des soldats belligérants pour se disputer mortellement cette colline sanglante, malgré son importance plus que discutable. Un officier français écrira à sa femme: je me trouve actuellement dans l'endroit le plus désolé et ravagé de l'histoire. Je contemple un relief décharné. Tout ce que l'imagination peut concevoir d'horreur se trouve ici... Un avant-goût de Verdun. En un an, le Vieil Armand aura changé de mains à huit reprises. Le général Dubail fait savoir à Joffre qu'il y a des limites à sacrifier vies et ressources et qu'il faut clore au plus vite les opérations dans la région de l'Hartmannwillenskopf si les unités de relève indispensables au repos des troupes ne sont pas disponibles. En cette fin de 1915, Joffre a, en effet, la tête ailleurs. Les Allemands aussi.

Suite et fin

Depuis cette attaque allemande, les deux belligérants vont se terrer dans leurs positions respectives en se harcelant épisodiquement par des petits bombardements sporadiques et des raids de tranchée. En 1916, la bataille de Verdun va accaparer les énergies et ressources belligérantes durant presqu'un an, ce qui va tranquiliser le front des Vosges. Entretemps sur le Vieil Armand, trois autres petits funiculaires seront construits pour acheminer nourriture et munitions aux Allemands retranchés. Ce ne sera que des coups de main épisodiques visant tel abri ou telle tranchée. Aucune attaque de grande envergure. Fait à noter, les gaz sont utilisés pour la première fois sur les flancs de la colline sanglante. En Janvier 1917, 63 soldats allemands sont tués lors de l'explosion d'un dépôt de munitions. Fait à noter, Les dépouilles de ces Wurtembergeois, qui attendaient là avant de monter à l’assaut, se trouvent toujours dans une galerie dont l’entrée a été bétonnée juste après cet accident. Il faudra attendre l'arrivée des soldats américains en Octobre 1918 pour que les Français soient relevés de cette colline sanglante. Quant aux Allemands, les derniers d'entre eux quittent définitivement le Vieil Armand le 15 Novembre 1918, quatre jours après la signature de l'armistice. Ils vont serrer la main de leurs adversaires en échangeant de la nourriture contre du tabac et – des prises de photos souvenir... Les pertes sont difficiles à chiffrer, mais les historiens les évaluent entre 15 et 20,000 morts, sans compter les milliers de blessés. Les morts identifiés reposent aujourd’hui dans le cimetière militaire français du Silberloch, dans les cimetières militaires franco-allemands de Cernay et de Guebwiller et d'autres plus petits cimetières des alentours. L’issue de la bataille est également discutable d’un point de vue purement militaire car, après plus d’un an d’âpres combats qui ont fait des milliers de victimes, les deux belligérants occupaient à peu près les mêmes positions qu’au début de la bataille, ce qui perdura jusqu’à la fin de la guerre.

__

Positions belligérantes 1916-18 – Cimetière de Siberloch – Monument commémoratif du 152e Régiment français

Le Vieil Armand est l'un des quatre monuments nationaux français de la Première Guerre mondiale, au même titre que Douaumont, Dormans et Notre-Dame de Lorette. Parmi les pertes françaises, il y a l'effectif complet du 152e Régiment d'infanterie (2200 soldats) qui a perdu la vie sur cette colline. Les dépouilles allemandes identifiées sont inhumées au cimetière de Cernay, Les autres dépouilles françaises et allemandes non identifiées ont été ensevelies pêle-mêle dans un ossuaire à proximité de la colline "mangeuse d'hommes". Aujourd'hui, le site est visité annuellement par plusieurs milliers de touristes. Des vestiges acérés, comme des barbelés rouillés, sont toujours visibles.

____________________________

© Sites JPA, 2020