Un djihad?
En Novembre 1914, le sultan Mehmet V proclame la guerre sainte contre les ennemis de l'Islam personnifiés par les pays de l'Entente: moi, le commandeur des croyants, vous ordonne de prendre les armes. O musulmans, sachez que notre empire est désormais en guerre avec l'ennemi mortel de l'Islam: les gouvernements de la Moscovie, de France et d'Angleterre. C'est ainsi que l'entrée en guerre de la Turquie a été annoncée dans toutes les régions de l'Empire ottoman. Dans cet appel au djihad, la Turquie ottomane se donne le prétexte idéal pour reprendre les choses en main à l'intérieur de son empire et faire pression sur ses voisins. Pourtant, la guerre au Moyen-Orient prendra une direction tout à fait opposée aux objectifs géopolitiques des décideurs turcs. Avant la guerre, le Kaiser Guillaume II recherchait un rapprochement avec la Turquie ottomane et se présentait souvent coiffé d'un fez durant les visites d'État en se faisant appeler hajesilm Wilhelm. Une rumeur circulait que le Kaiser s'était converti à l'Islam et qu'il avait fait le pèlerinage à La Mecque. Guillaume II publia un manifeste d'amitié: les 300 millions de musulmans dispersés dans le monde entier peuvent être assurés d'être appuyés par l'empereur allemand. Si l'Empire ottoman peut souscrire aux buts de guerres allemands et devenir un allié de la Triplice, Guillaume II aura le partenaire idéal pour s'attaquer aux acquis coloniaux et commerciaux de l'Empire britannique. Sous le couvert du djihad, la Turquie et l'Allemagne ouvrent un nouveau front moyen-oriental contre l'Entente durant la Première Guerre mondiale.
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Un ennemi commun
L'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et la Turquie ottomane ont un ennemi commun: la Russie tsariste. Celle-ci est isolée de ses alliés de l'Entente car la Turquie contrôle les détroits du Bosphore et des Dardanelles. De leur côté, les Ottomans doivent composer avec une frontière orientale turbulente qui borde le Caucase. Le ministre de la Marine turque, Cemal Pacha, affirme que: La Russie est notre ennemie héréditaire car elle a toujours cherchée à nous déloger de Constantinople, écrit-il dans son journal. Se débarrasser de la Russie sur la frontière orientale permettrait à la Turquie de reprendre son souffle. En 1915, l'Empire ottoman qui s'étendait de la péninsule arabique jusqu'aux portes de Vienne, n'est plus que l'ombre de lui-même; pressuré par les Britanniques au Moyen-Orient et chassé des Balkans en 1912-13 où il perd le tiers de son territoire. Aux yeux des Occidentaux, l'Empire ottoman demeure toujours "l'homme malade de l'Europe" dont la succession annoncée s'avère très riche. Selon le journaliste turc Falih Rifki, l'État ne paie plus les salaires de ses employés, les fonctionnaires sont achetés par des capitalistes étrangers et notre monnaie dévaluée ne vaut plus rien. Nous avons perdu confiance en nous-mêmes. Le gouvernement des Jeunes Turcs rêve de prendre sa revanche en modernisant le pays mais il n'en a pas les moyens. Moderniser un pays coûte cher; il lui faut aussi de l'argent frais pour payer ses fonctionnaires et remettre de l'ordre dans l'administration. Les Jeunes Turcs vont signer plusieurs accords économiques avec l'Allemagne, tout en établissant des liens diplomatiques informels et formels avec Berlin.
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Enver Pacha – Max Oppenheim – Hajeslim Wilhelm
Le ministre de la Défense, Enver Pacha, veut privilégier les liens avec l'Allemagne. Ce dernier ayant été l'attaché militaire ottoman à Berlin a toujours été impressionné tant par la révolution économique et industrielle allemande que par son programme militaire: L'Allemagne a la puissance dont notre pays a besoin. J'en ai l'eau à la bouche à la seule vue de leurs parades militaires, d'autant plus que nos intérêts sont complémentaires, écrit-il. Cependant, les sympathies allemandes ne sont pas unanimes à l'égard de la Turquie ottomane. En 1914, le patron de l'armée allemande, Von Moltke, affirme que la Turquie ne serait pas un allié utile: c'est une non-entité militaire qui est non seulement l'homme malade mais l'agonisant européen, écrit-il. Le baron Max Von Oppenheim croit au contraire que la Turquie ottomane offre à l'Allemagne une opportunité inespérée d'affirmer sa puissance au Moyen-Orient. Il parvient à convaincre le Kaiser déjà sensibilisé à la cause turque de renforcer ses liens diplomatiques avec Constantinople. Cet archéologue et linguiste (une sorte de Laurence d'Arabie germanique) est très au fait des problèmes ottomans et deviendra officiellement un agent senior allemand à Constantinople. C'est lui qui lance l'idée du djihad à la fois au gouvernement turc et au Kaiser pour briser l'Empire britannique: quand les Turcs envahiront l'Égypte et seront aux portes de l'Inde, les peuples arabes se révolteront. L'Angleterre cessera d'être un acteur majeur sur le plan international. L'idée du djihad va se propager comme une traînée de poudre dans tout l'Empire ottoman et cela avant même que la Turquie n'entre en guerre.
Une alliance secrète
Le 2 Août 1914, Oppenheim fait signer un alliance secrète entre le gouvernement turc et l'Allemagne même si la Turquie affiche officiellement sa neutralité. Durant les premiers mois de la guerre en Europe, Constantinople devient pour les Allemands le lieu idéal pour organiser la subversion destinée au Moyen-Orient. Oppenheim et ses agents travaillent d'arrache-pied sur plusieurs projets subversifs depuis l'ambassade allemande. Parmi les plans étudiés, il y a celui d'acheminer un petit groupe d'Allemands déguisés en travailleurs de cirque destiné à être acheminé en Afghanistan pour soulever les Afghans. Oppenheim a été informé qu'environ 50,000 Afghans sont prêts à envahir le nord de l'Inde. Les agents allemands accompagnés de militaires turcs déguisés arrivent en Afghanistan par train via la Turquie. L'ironie de la situation était que les Jeunes Turcs se fichent du djihad car ils ont leur propre agenda: rallier les populations turcophones du Caucase et d'Asie centrale pour agrandir l'Empire ottoman – et toute aide allemande complémentaire serait la bienvenue.
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Les croiseurs allemands Goben et Breslau sont prêtés à la Turquie
Le problème était que le gouvernement des Jeunes Turcs est divisé sur la nécessité d'entrer ouvertement en guerre contre l'Entente. Mais la Turquie avait désespérément besoin d'argent et Guillaume II accroît la somme offerte de $12 millions, livrée en lingots d'or. Qui plus est, le Kaiser permet à ses deux croiseurs allemands Goben et Breslau de passer sous pavillon turc et d'aider la Turquie à s'en prendre à la marine russe en Mer noire. L'ambassadeur américain Henry Morgentau s'est dit très surpris de voir les marins de ces deux grands navires "turcs" entonner l'hymne national allemand lorsqu'ils ont passé devant l'ambassade de Russie sur le Bosphore… A ses yeux, la Turquie devenait de moins en moins neutre – d'autant plus que Enver Pacha fait poser un réseau supplémentaire de mines flottantes pour restreindre le passage des détroits. Selon les constats de l'Intelligence Service britannique, la menace que fait poser la Turquie ottomane sur le Moyen-Orient devient bien réelle. Cependant, Enver Pacha envoie une bonne partie de son armée à demi-entraînée conquérir des territoires vers le Caucase. Il veut reprendre les territoires caucasiens que la Russie avait annexé en 1880. En Novembre 1914, la Turquie ottomane prend position dans le conflit en se rangeant du côté de la Triplice. Cet allié sera un atout beaucoup plus crédible et utile que l'Italie. Devant cette Turquie en guerre, la perspective prévaut pour l'Entente: il lui faut contrer la menace d'un éventuel djihad en Afrique du Nord française en dans l'Inde britannique. Devant ce défi, l'Entente veut elle-aussi organiser un soulèvement des populations arabes contre les Ottomans. La seule condition de réussite était d'obtenir l'appui du chérif Husayn qui est l'émir de La Mecque.
Sur l'armée turque
Lorsque la guerre éclate, le gouvernement turc fait une campagne de recrutement efficace dans les villages anatoliens mais les recrues n'ont pas le temps requis pour terminer leur entraînement de base. N'empêche que Enver Pacha réussit à gonfler les effectifs de l'armée turque à 800,000 hommes dès l'automne 1914. L'aide allemande est très précieuse. L'Allemagne veut fidéliser les officiers généraux turcs et accroitre son influence dans les rouages de cet empire décadent. Le général Von der Goltz et le diplomate Bieberstein ont travaillé sans relâche pour décroutter les militaires et politiciens turcs de leur indolence d'avant 1914. Les unités turques ont été organisées en quatre armées totalisant 36 divisions postées sur un énorme territoire à défendre: Constantinople, Bagdad, Damas et Erzincan. Elles avaient de l'armement léger et de l'artillerie acheté en Allemagne. La dotation de mitrailleuses était excellente dans chaque régiment d'infanterie, mais les batteries d'artillerie ne comprenaient qu'une trentaine de pièces dans chaque division. Cependant, l'armée turque manque de matériel lourd et de moyens logistiques pour achemnier rapidement ses unités d'un point à un autre de son vaste empire menacé. L'encadrement dans la discipline de base était très bonne et utilisait, au besoin, les châtiments corporels pour les infractions au règlement. De nombreux régiments d'infanterie étaient reconnus pour la précision de leur tir ainsi que pour le corps-à-corps à la baïonnette. Autrefois, les premiers conseillers militaires étrangers de Turcs avaient été des Français et cela jusqu'à 1877. Ce sont eux qui avaient raccommodé l'armée de Mehemet Ali. Après les cuisants revers balkaniques de 1912-13, l'encadrement au niveau du haut-commandant devient allemand, surtout sur l'influence de Molkte. Ce sont des colonels et des généraux allemands qui s'occupent de la logistique et des décisions opérationnelles, par ordre du sultan et par l'incurie de son premier ministre. Lorsque le gouvernement des Jeunes Turcs s'empare du pouvoir exécutif en reléguant le sultan au rôle de marionnette, le contrôle militaire de l'État-major ottoman devient effectif. Nominalement, le commandant en chef de l'armée turque était le général allemand Liman Von Sanders que l'on voit ci-contre avec ses adjoints allemands en uniformes turcs.
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Mitrailleurs turcs à l'entraînement – Le général Von Sanders
Les tactiques de combats pratiquées par l'armée turque varient entre les charges à la baïonnette par petits groupes espacés – contrairement en Europe – et les combats menés à partir de positions enterrées. Les Allemands furent surpris de constater que les soldats turcs étaient familiarisés avec le concept d'un réseau de tranchées. Les Turcs avaient pu résister aux assauts des Russes à la bataille de Plevna en 1877 grâce aux tranchées et à des armes à répétition Henry alors importées des États-Unis. Ce mariage de techniques anciennes avec les armes modernes allait être un atout important pour la tenue de l'armée turque au combat, du moins initialement. Le problème stratégique majeur de la Turquie dans la guerre était double: éparpillement de ses ressources militaires dans les secteurs menacés de son empire et la conduite d'opérations majeures menées simultanément. Cet éparpillement militaire turc, conjugé à ses premiers revers initiaux, laissaient un vide stratégique en Méditérannée orientale que des concurrents veulent combler. La Grèce sous Venizelos avait des ambitions territoriales et ce dernier était réceptif joindre son pays dans l'Entente. Mais le gouvernement grec fut dissuadé par sa faiblesse militaire et par l'humeur de son voisin bulgare avec lequel il partage une frontière commune. Les Italiens voulaient intensifier leur présence navale en Méditérannée orientale, mais leur marine était trop faible pour se mesurer aux 11 cuirassés austro-hongrois dans l'Adriatique. L'Italie était réceptive à donner un coup de main dans les Balkans à condition que les Britanniques ne quittent pas la Méditérannée orientale. De surcroit, rappelons que l'Italie ne s'était pas encore formellement alignée sur les puissances de l'Entente.
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La mobilisation turque à Constantinople – Soldats turcs à Jérusalem
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Les premiers combats
En Décembre 1914, l'armée turque s'engagea dans le théâtre d'opération du Caucase. Ce fut son effort le plus important. La Turquie croyait pouvoir se gagner l'adhésion des peuples turcophones – musulmans comme eux – vivant à l'extérieur de son territoire et antérieurement dépossédés par les victoires russes au XIXe siècle grâce à une victoire de son armée sur la Russie ; une grave erreur de calcul de la part du gouvernement turc d'Enver Pacha. Les peuples turcophones de l'Est (comme les Kurdes) et du Caucase découvraient leur propre nationalisme et ils ne furent d'aucune aide pour l'offensive turque. En fait, l'autorité effective de Constantinople diminue rapidement dans l'Est de la Turquie car sa population est hétérogène: Turcs, Kurdes, Azéris, Géorgiens, Turkmènes, sans oublier les Russes et Arméniens chrétiens qui vivent de chaque côté de la frontière convoitée.
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Le déploiement turc à Sarikamis – L'offensive turque dans le Caucase
Pis encore, l'armée turque lance son offensive en plein hiver avec des vêtements inadéquats dans une zone géographique où il neige durant six mois. Elle espère leurrer l'armée russe pour la détruire. Mais les Russes laissent les Turcs avancer le plus loin possible avant de les contre-attaquer avec succès. Dès le 2 Janvier 1915, l'avance turque est stoppée près de Kars, et les Russes font de nombreux prisonniers. Le froid et la neige terminent la besogne de mort: 5,000 Turcs meurent du froid avant même de combattre; 24,000 autres sont tués. Opérationnellement, la victoire russe fut celle du général Youdenich grâce, entre autres, à l'appui d'une division arménienne chrétienne sous uniforme russe. Des combats ont eu lieu près du mont Ararat. Les unités russes pénètrent en territoire ottoman. Les Turcs sont obligés de retraiter dans d'atroces conditions hivernales. Sur les 90,000 soldats déployés dans le Caucase, seuls 15,000 retournent à Erzeroum. Les Russes ont perdu 16,000 tués. Les Turcs n'obtiennet pas plus de succès plus au sud et doivent évacuer l'azerbaidjan. Les troupes tusses du grand-duc Nicolas battent les Turcs àa Kotour et Van en Mai 1915. Dans une société déjà fragilisée socialement avant la guerre, la collaboration militaire arménienne à l'effort russe fut, pour la Turquie, un geste inacceptable. Elle servira de prétexte et de catalyseur pour une série de massacres majoritairement prémédités par le ministre de l'Intérieur turc, Talaat Pacha. Mais la victoire russe n'avait pas apaisé la peur du gouvernement tsariste de voir la Turquie gober le Caucase et Nicolas II pressa ses alliés franco-britanniques de lui apporter une aide matérielle directe via la Méditerranée. Malgré cet échec, Enver Pacha présente le désastre de Sarikamis comme une victoire: Le sultan a félicité nos troupes pour leur vaillante victoire, lit-on dans les journaux de la capitale. La deuxième initiative turque est lancée en Janvier 1915 et elle visait à s'emparer du canal de Suez par le biais d'une offensive terrestre lancée via la Palestine et le Sinaï; elle a été préparée minutieusement mais elle va lamentablement échouer (voir dossier Guerre statique ou globale).
La tragédie arménienne
Le gouvernement turc a besoin d'un bouc-émissaire pour détourner l'attention de la population de l'échec militaire dans le Caucase: Les Arméniens seront la cible toute désignée. L'antagonisme turco-arménien ne date pas de la Première Guerre mondiale. En 1894, le sultan Abdulhamid avait massacré 150,000 Arméniens avec la complicité des montagnards kurdes sous prétexte qu'ils réclamaient trop de réformes politiques. La répression a été bien accueillie dans l'opinion publique turque parce que la prospérité économique de la minorité arménienne faisait des jaloux partout en Turquie d'autant plus que les Arméniens sont chrétiens. Il n'en fallait pas plus pour que le ressentiment et la haine accumulés soient canalisés par le gouvernement des Jeunes Turcs suite à la défaite de Sarikamis. Une excellente occasion de régler le problème arménien. La préméditation de ce génocide a été planifiée dès 1911 via le Bureau spécial dirigé par le ministre de l'Intérieur, Talaat Pacha. Son objectif était de préparer l'opinion publique turque en lançant une campagne anti-arménienne; celle-ci désigne les Arméniens comme les ennemis de l'intérieur et rappelle que leur patriarche a maladroitement lancé un appel aux troupes russes chrétiennes en Octobre 1914. Lorsque la Turquie entre en guerre et lance sa campagne de recrutement, de nombreux Arméniens s'enrôlent dans l'armée ottomane. Cependant, le haut commandement turc préfère se passer de leurs services et les désarment. Les Arméniens enrôlés deviennent des auxiliaires affectés uniquement à des tâches logistiques – comme le transport.
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Colonne d'Arméniens déportés – Le ministre Talaat Pacha
En Mars 1915, le gouverneur de la municipalité régionale de Van, Djevdet (beau-frère d'Enver Pacha), applique une répression féroce en mettant aux fers les 30,000 Arméniens qu'il fait arrêter. Sa répression cesse au moment où les soldats russes entrent dans la ville. Un mois plus tard, les nationalistes arméniens font une grave erreur politique en proclamant un gouvernement provisoire. Constantinople utilise ce prétexte pour débuter les premiers massacres. Le 24 Avril, les Turcs arrêtent et exécutent des centaines de notables arméniens (politiciens, médecins et intellos) dans la capitale. L'arrivée triomphale des Russes à Van fait courir la rumeur que les Arméniens de cette région ont guidé les forces russes dans le Caucase: les Arméniens deviennent des traîtres qu'il faut châtier. Le décret provisoire de déportation du 27 Mai permet à l'armée de traiter les populations civiles de leurs districts respectifs à leur guise si elles sont soupçonnées d'espionnage – le mot "arménien" n'est pas écrit dans le document. C'est une nécessité militaire qui nous oblige à déplacer les Arméniens, écrit Talaat Pacha. Des villages entiers seront vidés de leurs habitants arméniens et les déportés doivent marcher sur de longues distances jusqu'à Mossoul (Irak) ou Alep (Syrie). La plus grande partie des Arméniens vont périr épuisés durant ces marches forcées. Fait à noter, les marcheurs sont surtout des femmes, des enfants et des personnes âgées. Les hommes sont conduits à l'écart et fusillés, parfois même crucifiés. Des colonnes entières d'Arméniens sont ainsi torturées par la faim et la soif et dépouillés en chemin de leurs biens, soit par les villageois turcs ou par les Kurdes – ennemis héréditaires des Arméniens. L'ambassadeur allemand est très inquiet de ce génocide et proteste vivement auprès d'Enver Pacha, mais sans résultat. L'ambassadeur américain Morgenthau achemine la protestation du président Wilson au gouvernement turc en Mai 1915: Depuis un mois, la population kurde et turque de l'Arménie procède avec la connivence des autorités ottomanes à des massacres d'Arméniens. En présence de ces nouveaux crimes, mon gouvernement et celui des pays de l'Entente font savoir à la Sublime Porte qu'ils tiendront personnellement responsables les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se seraient trouvés impliqués dans de tels massacres… Ni la lettre de Wilson, ni les protestations de l'Entente et l'opposition du Kaiser ne mettront fin à cette entreprise génocidaire. Les dernières colonnes de déportés arméniens seront fusillées dans le désert syrien à l'automne 1915.
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Arméniennes crucifiées à l'entrée d'un village – Gendarmes turcs et leurs trophés
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Echec en Afghanistan
L'échec de l'Entente pour forcer les détroits turcs (voir dossier Dardanelles) va redonner aux Turcs une grande joie chez tous les turcophones de l'Empire ottoman. Pendant que les Turcs célèbrent et que les Arméniens se font massacrer, Von Oppenheim poursuit toujours ses efforts pour déclencher un djihad au Moyen-Orient, en particulier en Afghanistan. Ses "employés de cirque" ont établi leurs quartiers à Kaboul en évitant les patrouilles russes pour rencontrer des notables afghans; d'autres sont en Perse pour sonder l'humeur iranienne. Les Allemands sont informés que 60,000 Afghans seraient "prêts" à combattre en Inde. Cependant, la mission d'Oppenheim a été ralentie par des querelles entre conseillers allemands et turcs sur la manière de traiter avec les Afghans et de savoir qui dirige le projet. Le chef de mission, Oskar Von Neidenmayer, n'aime pas être freiné dans ses initiatives par les fonctionnaires turcs de Constantinople. Après plus de neuf mois, Enver Pacha doute de la validité d'insuffler un djihad aux Afghans et de continuer sa collaboration avec Neidenmayer. Il apprend que les Allemands prêchent le djihad en offrant la liberté et l'indépendance aux populations opprimées. Enver Pacha n'aime pas les idées indépendantistes car il désire avant tout rassembler les "éparpillés" du Moyen-Orient et d'Asie centrale pour former un nouvel empire ottoman. Il rappelle les fonctionnaires et conseillers turcs de la mission allemande tout en autorisant les Allemands à faire ce qui leur plaira pour nuire aux intérêts britanniques dans cette région. Oppenheim et Niedenmayer deviennent très amers envers le gouvernement turc.
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La mission de Niedenmayer va échouer – L'émir afgan avec Niedemayer et un général turc
La mission allemande à Kaboul va poireauter durant deux autres mois avant d'être reçue par l'émir d'Afghanistan. Les notables afghans considèrent les Allemands avec le mépris qu'ils ont envers tous les marchands de babioles: nous pouvons prendre d'eux seulement ce qui fait notre affaire. Ils veulent transiger, alors transigeons, affirme un adjoint de l'émir. L'émir va jauger l'offre allemande avec celle des Britanniques; il demande à Niedenmayer $15 millions en or et 100,000 carabines neuves avec munitions afin d'attaquer les Indiens. Niedenmayer envoie la requête à Oppenheim à Constantinople. Pendant que les Allemands attendent la réponse de l'émir, ces derniers un peu paumés distillent du schnaps artisanal pour passer le temps. La vue d'Occidentaux en état d'ébriété va choquer beaucoup d'Afghans à Kaboul et la nouvelle parvient aux oreilles de l'émir qui crie au blasphème. Les Allemands ne savent pas qu'en fait l'émir afghan est sur le bordereau de paie du vice-roi britannique à Delhi. L'Angleterre va tout simplement offrir un paiement en or supérieur à l'offre allemande. Les Allemands comprennent qu'il n'y a rien d'autre à faire que de plier bagage et d'abandonner toute idée de djihad lorsqu'ils voient une caravane de chameaux portant un stock important de lingots d'or destiné à l'émir. Nous ne serons plus les pions entre les mains de ces maudits Afghans, écrit Niedenmayer: il abandonne l'opération et se retire d'Afghanistan.
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Succès en Mésopotamie
L'idée d'un djihad n'a soulevé ni l'Afghanistan ni l'Iran mais demeure présente dans une Mésopotamie (Irak) qui redoute l'entrée des soldats britanniques sur son territoire. Enver Pacha confie la protection de cette partie de l'empire au général allemand Von der Goltz avec la mission de sécuriser la Mésopotamie et d'entrer en Perse. L'Intelligence Service envoie un rapport alarmant au Caire et les Britanniques envoient une force destinée à contrer Von der Goltz. Le problème capital est l'antipathie des populations arabes à l'égard les Britanniques. Le vice-roi de l'Inde, lord Hardinge, affirme que la prise de Bagdad permettra d'infliger un revers important à la domination ottomane en Mésopotamie: non seulement cela consolidera notre position au Moyen-Orient mais compensera notre défaite certaine dans les Dardanelles, écrit-il dans son journal. En Mai 1915, le général Charles Townsend reçoit l'ordre de progresser via le fleuve Tigre afin de cerner Bagdad. Von der Goltz déploie les unités de la 6e Armée turque à 25 milles au sud de cette ville pour endiguer les Britanniques. Ceux-ci sont stoppés par des tirs d'artillerie et doivent se replier pour éviter d'être encerclés par la cavalerie turque.
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Fantassins britanniques en Mésopotamie – Indiens assiégés à Kut – Le général Von der Goltz
Les Britanniques se replient dans la ville de Kut située sur une boucle du Tigre. Le 7 Décembre 1915, les Turcs encerclent la ville et Townsend doit se battre le dos au fleuve en espérant recevoir d'éventuels renforts. Fait à noter, les unités britanniques sont majoritairement composées de soldats australiens et indiens; le noyau de soldats réguliers anglais est très faible. En Décembre 1915, le siège de Kut affaiblit les défenseurs britanniques car la nourriture manque:
les rations sont épuisées et les soldats doivent manger leurs chevaux et leurs chameaux; la famine gagne toute la ville. La situation alimentaire devient critique surtout pour les soldats indiens qui refusent de manger de la viande chevaline parce qu'ils croient à la réincarnation – ils seront les premiers à succomber en masse. La dysenterie, le typhus et le scorbut font des ravages dans les deux camps. Une tentative fluviale de briser le siège échoue: les Turcs s'emparent des vivres et des munitions. Cependant, Von der Goltz est un peu frustré: il n'a pas d'artillerie lourde pour casser les défenses ennemies et il voit son entreprise de conquête de la Perse ralentie par le siège de Kut. Les Britanniques se replient dans la ville de Kut située sur une boucle du Tigre. Les Turcs encerclent la ville et Townsend doit se battre le dos au fleuve en espérant recevoir d'éventuels renforts. Deux divisions commandées par le général Halil essaient d'entrer dans la ville mais elles sont repoussées par les assiégés. Fait à noter, les unités britanniques sont majoritairement composées de soldats australiens et indiens; le noyau de soldats réguliers anglais est très faible. En Décembre 1915, le siège de Kut affaiblit les défenseurs britanniques car la nourriture manque: les rations sont épuisées et les soldats doivent manger leurs chevaux et leurs chameaux; la famine gagne toute la ville. La situation alimentaire devient critique surtout pour les soldats indiens (ci-contre) qui refusent de manger de la viande chevaline parce qu'ils croient à la réincarnation – ils seront les premiers à succomber en masse. La dysenterie, le typhus et le scorbut font des ravages dans les deux camps. Une tentative fluviale de briser le siège échoue: les Turcs s'emparent des vivres et des munitions. Cependant, Von der Goltz est un peu frustré: il n'a pas d'artillerie lourde pour casser les défenses ennemies et il voit son entreprise de conquête de la Perse ralentie par le siège de Kut.
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Le général Halil et ses officiers – Von der Goltz: l'avenir appartiendra aux races de couleur
La prise de Kut ravit Enver Pacha et le Kaiser qui ont enfin réussi à ébranler la position britannique dans cette région. L'Entente, qui faisait peu de cas de la validité de l'armée turque, a subi deux défaites importantes aux mains de la Turquie ottomane. Les Turcs ont verrouillé leur empire non pas au nom du djihad mais à celui de leurs ambitions politiques et territoriales.
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